Le Brexit, laboratoire de la démocratie moderne
Lorsque les électeurs britanniques se sont prononcés le 23 juin 2016 pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ils ne se doutaient pas que trois ans et demi après, ils seraient toujours citoyens européens pour une durée indéterminée. Ils ne se doutaient pas non plus que la concrétisation de leur vote ferait l’objet d’une lutte d’une incroyable violence entre les différentes institutions de leur démocratie.
Pourtant, c’est bien à ce combat entre le gouvernement et le Parlement, arbitré tour à tour par les tribunaux, la société civile, jusqu’à la Couronne elle-même, auquel les sujets de Sa Majesté ont assisté perplexes. Quant aux dirigeants européens, tentés un moment de punir le sécessionnisme britannique, ils se retrouvent aujourd’hui les quasi otages de cette guerre civile anglaise qui va jusqu’à menacer la cohésion du Royaume-Uni.
Cette guerre de tranchées entre institutions d’un même appareil constitutionnel qui, faute de vainqueur, se joue désormais dans les urnes, constitue une opportunité unique d’observer les contradictions d’une démocratie poussée dans ses retranchements pour mieux en comprendre les fondements. En regardant de près les comportements de ses différents acteurs, nous pouvons voir ce qui relève du mythe ou de la réalité de la démocratie comme «meilleur système à l’exception de tous les autres» pour reprendre le mot de Churchill.
La sortie de l’Union européenne après 40 ans d’intégration est un enjeu suffisant pour déchaîner les passions. Mais, paradoxalement, c’est après le vote que la violence du débat public a monté d’un cran, alors qu’il ne s’agissait plus que de mettre en œuvre une décision souveraine. C’est qu’avant le référendum, personne ne pensait vraiment que le «out» l’emporterait. Mais aujourd’hui, ses partisans risquent de se faire voler leur victoire, à coups de reports successifs qui les maintiennent malgré eux dans l’Union. Comme il y a trois ans, c’est toujours l’opportunité même du Brexit qui est en jeu, malgré le vote populaire.
Si le maintien dans l’Union est revenu parmi les options possibles, c’est parce que les vainqueurs du référendum sont eux-mêmes divisés entre deux visions antagonistes de l’avenir. D’un côté, la sortie négociée vise une Europe souverainiste au service des Etats membres. De l’autre, la rupture franche avec l’Europe privilégie l’axe atlantique à la coopération continentale. Entre les deux, les opposants au Brexit rêvent de le rendre tellement chaotique pour que l’intégration européenne s’impose comme un non-retour.
Il n’y a donc pas deux, mais trois options en jeu. Et à chaque vote, les partisans du «remain» s’allient tantôt aux «soft brexiters» lorsqu’il s’agit de bloquer la sortie sans accord, et tantôt avec les «hard brexiters» pour bloquer un accord qui signifie de fait la sortie immédiate. Les perdants du référendum ont ainsi repris l’avantage, et maintiennent malgré elle la majorité eurosceptique dans l’Union. C’est l’illustration d’un paradoxe du système démocratique identifié au XVIIIe siècle par le mathématicien Nicolas Condorcet, que l’on peut résumer ainsi: dès lors qu’un choix politique n’est pas binaire mais fait appel à une combinaison de choix préférentiels, le choix de la majorité n’est pas nécessairement le choix majoritaire.
Qui décide quoi?
La vox populi ne suffit donc pas à gouverner, loin de là, d’où la démocratie représentative qui s’exerce par un Parlement qui peut également échouer à trancher. Dans ces conditions, le gouvernement peut-il prendre la main?
Dans l’affaire du Brexit, s’agissant d’une négociation internationale, le gouvernement a dû lutter sur deux fronts: face au Parlement d’abord pour unifier la position du Royaume-Uni, et face à la Commission européenne pour tenter d’obtenir les avantages qui mettraient tous les Britanniques d’accord. Si Theresa May a préféré démissionner plutôt que de rester prise entre deux feux, son successeur Boris Johnson a essayé d’en profiter. En bon joueur de poker, il a utilisé son image de «brillant irresponsable» pour faire croire à une sortie sans accord et forcer la signature de l’Union européenne. Et pour garder la main, il a tenté de mettre littéralement hors-jeu le Parlement en le suspendant sous prétexte d’une procédure traditionnelle dite du «discours de la Reine».
Cette manœuvre, qui a été qualifiée de coup d’Etat par certains, et qu’il a justifiée par sa fidélité au référendum, lui a valu une riposte cinglante de plusieurs contre-pouvoirs. En premier lieu, les parlementaires ont, juste avant leur suspension, adopté une loi qui impose au Premier ministre de demander aux 27 Etats de l’UE un report du Brexit en cas d’échec des négociations, allant même jusqu’à dicter les termes de la correspondance. Ils ont fait du Premier ministre un simple postier de Westminster. En second lieu, c’est la société civile qui est intervenue en contestant la légalité de la suspension du Parlement auprès de la Cour suprême, laquelle en a profité pour recadrer les pouvoirs du Premier ministre sur l’agenda parlementaire.
L’indispensable leadership
Le blocage actuel est donc la conséquence d’une démocratie parlementaire où les contre-pouvoirs ont pris un rôle prépondérant. Et s’ils l’ont fait, c’est parce qu’aucun des trois Premiers ministres qui se sont succédé en trois ans n’a su convaincre. David Cameron d’abord avait tenté avec le référendum un coup politique qui s’est retourné contre lui. Theresa May, chargée de solder l’issue de la consultation, a voulu s’appuyer sur de nouvelles élections qui se sont également retournées contre elle lorsqu’elles ont réduit sa majorité à la portion congrue au lieu de la conforter. Enfin, Boris Johnson, parvenu au pouvoir après avoir fait chuter sa rivale, s’est retrouvé Premier ministre désigné par son seul parti, jamais élu, et qui de surcroît a perdu sa faible majorité après la fronde d’une partie de ses députés.
Conscient de son défaut de légitimité malgré son charisme, Boris Johnson a souhaité des élections dès qu’il a perdu la main face au Parlement. Mais ce dernier, trop heureux de lui infliger une leçon, a patiemment attendu l’humiliation finale d’un Premier ministre européen malgré lui au 31 octobre pour les lui accorder. Et même si les sondages lui sont arithmétiquement favorables dans un contexte de défiance généralisée, sa tactique reposant sur la menace d’un Brexit sans accord pour obtenir un accord s’est retournée contre lui parce qu’elle l’a fait passer pour un opportuniste indifférent au résultat. Rien ne garantit donc que le scrutin du 12 décembre puisse dénouer la situation. C’est que jugé audacieux par les uns mais dangereux par les autres, et surtout rassurant par personne, Boris Johnson comme ses prédécesseurs manque de leadership.
La crise politique britannique montre l’utopie d’une démocratie parlementaire seule garante de la bonne gouvernance. Le parlementarisme est certainement le meilleur système pour gérer le quotidien d’une nation éprise de liberté. Mais pour conduire le pays vers l’inconnu, les plus grandes démocraties ont avancé grâce à un leader qui rassemble plus qu’il ne divise, et qui pour cette raison est au-dessus des partis. Un quasi monarque tel un de Gaulle ou un Churchill… à défaut d’un monarque véritable.
L’illusion de la séparation des pouvoirs
La «loi Benn» aurait été anticonstitutionnelle en France ou au Maroc par exemple, où les domaines réservés à la loi et au règlement sont mieux délimités qu’au Royaume-Uni qui n’a pas de constitution stable. Elle illustre néanmoins parfaitement la philosophie de la séparation des pouvoirs telle qu’elle a été définie par Montesquieu, avec un système de pouvoirs et contre-pouvoirs où les différents organes, loin de se partager des compétences hermétiques, se contrôlent mutuellement pour assurer un consensus sur la légitimité de la gouvernance. Or, faute de consensus, ils se neutralisent.
L’atout monarchique
Face à cette crise de confiance, plusieurs voix se sont élevées pour envisager l’inenvisageable en Angleterre, un arbitrage royal. Inenvisageable car le consensus britannique repose sur la neutralité politique de la monarchie. Inenvisageable donc, mais potentiellement salvateur. Au Maroc, à plusieurs reprises, le Roi est intervenu pour dénouer des crises politiques autrement plus déstabilisatrices que le Brexit, lorsque par exemple il a fallu surmonter le «printemps arabe» qui a plongé de nombreux pays dans le chaos. Mais à 92 ans, après 67 ans d’un règne apolitique, la Reine Elizabeth II a manqué sa dernière occasion de donner un sens à une monarchie gardienne de l’intérêt général pour rester solidaire d’un gouvernement à la dérive.
Le 08/11/2019
Source web Par infos tourisme maroc
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