Limogeage royal, les questions qui se posent
Mardi 24 octobre, le rapport de la Cour des comptes est tombé et avec lui, plusieurs têtes: Mohamed Hassad, Nabil Benabdallah, Houssaine El Ouardi... Après la présentation de l'audit du programme "Al Hoceima, phare de la Méditerranée", réalisé par l'équipe de Driss Jettou, la sanction a été rendue publique dans un communiqué du Cabinet royal: Mohammed VI a limogé 3 ministres en exercice, un secrétaire d'État ainsi que le patron d'un grand établissement public. Le roi a également notifié plusieurs autres ministres, qui ne sont plus en poste, sa décision de ne plus leur confier de mission à l'avenir. Mais concrètement, qu'est-ce que ça change? Existe-t-il des précédents? Benkirane était-il indirectement visé? Le nouveau Chef du gouvernement devra-t-il composer avec ses ennemis d'hier? Quatre chercheurs répondent aux questions qui se posent.
S'agit-il d'une première?
Hafid Ezzahri, politologue et chercheur en sciences politiques: C'est en effet une première dans le règne de Mohammed VI. Par contre durant les années 1970, Hassan II avait ordonné d'engager des poursuites contre six ministres ainsi que d'autres hauts fonctionnaires, dans ce qu'on a appelé à l'époque "le procès des ministres". Ces ministres avaient été impliqués dans une affaire de corruption et de chantage d'une société américaine d'aéronautique qui voulait investir au Maroc. Ils ont fini par écoper de peines allant jusqu'à 12 ans de prison. Mais le contexte est différent aujourd'hui. Le séisme politique auquel nous assistons vient en réaction aux événements du Rif, dont l'une des revendications est "la mise à l'écart des dirigeants véreux".
Que reproche-t-on aux ministres limogés?
Nasr Eddine Hssini, professeur de sciences politiques à l'université de Rabat: À mon sens, c'est la fuite des responsabilités qui a valu à ces dirigeants leur révocation. Le rapport de la Cour des comptes soulève plusieurs dysfonctionnements et retards dans la mise en œuvre du plan "Al Hoceima, phare de la Méditerranée". Par exemple, la Cour affirme que le ministère de l'Habitat n'a pas tenu ses engagements financiers à l'égard de l'Agence du Nord, pour la réalisation de certains travaux. La Cour a également jugé "injustifié" l'empressement de certains départements à recourir aux services de l'Agence du Nord pour la réalisation des projets, alors qu'ils disposent des moyens et compétences pour le faire.
Avec le limogeage de quatre ministres, un haut responsable (ONEE), et la mise à l'écart dans l'avenir de cinq anciens ministres, est-ce le temps de la vraie mise en œuvre du principe de reddition des comptes prévu par la constitution?
Omar Cherkaoui, professeur de sciences politiques à l'université de Mohammedia: La décision du roi repose non seulement sur le principe de reddition des comptes, mais aussi sur sa qualité de Chef de l'État et garant du bon fonctionnement de ses institutions. Il est vrai cependant que le principe de la reddition des comptes est une des avancées de la Constitution de 2011 qui, jusque-là, restait inappliqué. Sans doute, le roi pose les jalons d'une nouvelle ère de gouvernance, avec une mise en œuvre de la reddition des comptes, comme il l'a souligné dans le discours du trône. On va bientôt assister à d'autres révocations de responsables, puisque le roi a chargé le Chef du gouvernement de prendre les mesures nécessaires contre 14 responsables administratifs impliqués par le rapport de la Cour dans la non-exécution des projets à Al Hoceima.
Le roi semble avoir une confiance absolue dans la Cour des comptes, sur laquelle il s'est appuyé pour prendre sa décision. Quel rôle peut jouer cette institution dans l'avenir, alors que son rôle se limitait à produire des rapports pratiquement sans influence?
Hafid Ezzahri: La Cour des comptes fait partie selon la Constitution des instances de bonne gouvernance. Le nouveau mode de gouvernance que Mohammed VI veut instaurer, basé sur la reddition des comptes, doit être mis en œuvre par des institutions, dont la plus importante est la Cour des comptes, vu ses attributions dans le contrôle et suivi des politiques publiques et des finances de l'État. Elle aura un rôle majeur, voire crucial, à jouer dans l'avenir.
Selon la constitution, le gouvernement travaille sous l'autorité du chef du gouvernement. Quelles responsabilités imputer à Benkirane, qui comptait dans son gouvernement des ministres qui ont failli dans leurs missions?
Omar Cherkaoui: Logiquement, l'ancien Chef du gouvernement détient une part de responsabilité dans les retards et non-exécution des projets à Al Hoceima, puisque, le cinquième du gouvernement qu'il présidait a été désigné responsable et a été sanctionné. Si le communiqué royal a innocenté Benkirane, d'un point de vue purement juridique, il est le chef du pouvoir exécutif et il est responsable de son fonctionnement.
Ces limogeages ne sont-ils pas un désaveu total du travail de l'exécutif sous Benkirane, qui, avec cette décision, est indirectement critiqué, voire affaibli?
Nasr Eddine Hssini: Bien que l'ancien Chef du gouvernement n'ait pas été cité par le communiqué royal, on peut lire entre les lignes que Benkirane est visé par le mécontentement du monarque. On peut parler de désaveu, mais aussi de condamnation. Le communiqué a implicitement condamné la non-vigilance de l'ex Chef du gouvernement, qui ne s'est pas mobilisé pour rattraper les retards des projets, même après la montée des mouvements contestataires à Al Hoceima.
Quel est le message envoyé aux partis politiques?
Hafid Ezzahri: Le message particulièrement destiné aux partis est de proposer des profils compétents aux hautes fonctions. En plus des partis politiques, le message envoyé par le roi est à l'attention de tous les responsables au sein de l'État. Provoquer un tel séisme politique revient à dire que personne n'est au-dessus de la loi et que, dans l'avenir, personne ne sera épargné des mesures de sanction. La révocation du directeur de l'ONEE, qui n'a pas d'appartenance politique, ainsi que d'un homme aussi fort comme Hassad, témoigne de l'intransigeance du roi, et de la nécessité pour les dirigeants d'assumer leurs responsabilités politiques.
Certains partis s'en sortent-ils mieux que d'autres, sachant qu'aucun responsable politique du RNI ou PJD, ni du PAM, n'a été sanctionné?
Nasr Eddine Hssini: Le RNI et le PJD s'en sont sortis sains et saufs. Le rapport de la Cour a salué les progrès réalisés dans les projets relevant du ministère de l'Agriculture (dirigé par Aziz Akhannouch, ndlr) et de l'accélération des travaux dans la période 2017. Le PAM a aussi été épargné parce qu'il n'exerce pas de mandat gouvernemental. Certes, il domine les postes électifs dans la province et la région d'Al Hoceima, mais la loi ne permet pas au roi de mettre fin aux fonctions d'un élu local ou d'un député. Seule une juridiction comme la Cour constitutionnelle ou le tribunal administratif peut intervenir dans ce cas.
Quels sont partis qui ont été particulièrement sanctionnés?
Nasr Eddine Hssini: Avec deux ministres du PPS et deux du MP limogés, ces partis ont fait les frais de la colère royale. Sur trois représentants du PPS au gouvernement, deux ont été évincés, dont le secrétaire général du parti, qui a déjà fait l'objet d'un recadrage de la part du roi à propos de ses déclarations hostiles aux conseillers du roi. Quant au MP, il est le parti le plus directement visé par le communiqué du cabinet royal, puisque deux de ses représentants au gouvernement ont été remerciés, et trois de ses anciens ministres seront privés de tout mandat officiel dans l'avenir. Ce même parti avait connu un scandale durant la législature précédente, lorsque le roi a mis fin aux fonctions de Mohamed Ouzzine, alors ministre de la Jeunesse et des Sports.
Le Chef du gouvernement, Saâdeddine El Othmani, ne risque-t-il pas de se détourner des partis sanctionnés, à savoir le PPS et le MP?
Hafid Ezzahri: La révocation de 4 ministres ouvre la voie à plusieurs scénarios. El Othmani devra être chargé par le roi de remplacer les postes vacants ou, dans un cas plus extrême, opérer une refonte totale de son équipe gouvernementale. Dans un contexte où la majorité gouvernementale est affaiblie, le Chef du gouvernement aura besoin des soutiens des autres partis de la majorité, et plus particulièrement du soutien de son propre parti, qui connaît des tensions internes. Ce qui laisse le champ ouvert à toutes les possibilités.
Le chamboulement de la majorité gouvernementale pourrait pousser El Othmani à revoir ses alliances. Peut-on s'attendre à l'entrée de l'Istiqlal, qui est le troisième parti en termes de sièges parlementaires après le PJD et éventuellement du PAM, qui connaît l'émergence d'un courant favorable à l'alliance avec le PJD?
Omar Cherkaoui: El Othmani a deux choix devant lui. Le premier est le remplacement technique des postes vacants dans son gouvernement. C'est-à-dire de désigner quatre ministres pour remplacer les quatre limogés, qui seraient affiliés aux mêmes partis: le MP et le PPS. Le deuxième choix consisterait à élargir le cercle des concertations gouvernementales de manière à ce qu'elles comprennent d'autres partis, éventuellement l'Istiqlal et le PAM. Ce deuxième choix est plus probable car le PPS pourrait décider de sortir de la majorité, après avoir perdu deux ministères et surtout après que Nabil Benabdellah, son secrétaire général, a été révoqué par le roi.
Parmi les concernés par le limogeage, Mohamed Hassad, qui était à la tête du ministère de l'Intérieur lors du lancement du programme. Est-ce le signe que ce ministère de souveraineté devient un département comme un autre, qui doit rendre des comptes?
Nasr Eddine Hssini: Le signal envoyé par le roi est que désormais, personne ne sera exclu des sanctions, si sa responsabilité est établie dans un dysfonctionnement. Même Mohamed Hassad, qu'on croyait intouchable, fait partie des ministres maudits. Le roi a insinué que le ministère de l'Intérieur, lui aussi, est soumis aux règles, et que la loi est au-dessus de tous. Il ne faut plus s'étonner de voir des walis ou gouverneurs limogés dans l'avenir pour avoir failli à leurs missions.
Le 25 Octobre 2017
Source Web Par La Depeche
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