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Parole aux sociologues : Hamid Lechhab Une ambivalence que de vouloir à garder les valeurs

Parole aux sociologues : Hamid Lechhab Une ambivalence que de vouloir à garder les valeurs

Accorder la parole aux chercheurs en sociologie, c’est permettre aux  observateurs avertis de se prononcer publiquement sur les faits de société.

Une nécessité incontournable pour édifier une relation plutôt équilibrée  entre médias et sociologues.

Psycho-sociologue, Dr Hamid Lechhab fait partie de ces chercheurs  qui ont commencé leurs études d’abord au Maroc à Dhar Lmahraz à Fès, avant d’aller les poursuivre   sous d’autres cieux, en l’occurrence l’Autriche.

A la rencontre de la philosophie et de la sociologie allemandes, il sera  influencé par l’une des figures emblématiques de l’école de Frankfurt,  à savoir Eric Fromm. Il en sera le principal traducteur en arabe, mais  aussi le principal disciple.

Libé : Etes-vous d’accord que les sociologues marocains ne contribuent plus, comme il le faut, à l’édification d’un espace public selon une conception habermasienne?

Hamid Lechhab : La sociologie, comme toutes les sciences humaines au Maroc, est vidée de son contenu critique, si on comprend cette discipline comme outil de compréhension et d’analyse de la société. Un regard rapide sur les formes de la formation universitaire en sociologie suffit pour constater la régression de la sociologie au Maroc. A l’exception de quelques figures, la participation des sociologues marocains à l’élaboration d’une agora publique reste très timide. J’insiste en même temps sur le manque de moyens et peut-être d’un certain désengagement conscient ou inconscient de la part des concernés.

Il semble que les strates de la société marocaine se trouvent en phase de changement. Quels en sont les grands indicateurs, selon vous ?

 Le changement dans le tissu social est accompagné souvent par d’autres changements dans plus d’un domaine. Au Maroc, ces derniers sont horizontaux et verticaux, cela veut dire sur les plans cognitif et affectif. C’est une mutation, parfois rapide et violente, mais qui ne touche pas encore le fond, du fait qu’elle provient en général de l’extérieur. La société ne produit pas encore ses propres changements, mais elle se contente de dupliquer ceux étrangers.

Après le Rif et Jerada, quelle évaluation faites-vous aujourd’hui des mutations et clivages de la société marocaine ?

Le grand clivage réside dans le mode de gouvernance. Le gouvernement vit sur une autre planète. Le peuple souffre de l’incompétence de ses dirigeants à travailler d’une manière créative pour trouver des réponses neuves à des problèmes anciens. Au contraire, c’est navrant de constater que le gouvernement gère, mais ne gouverne pas. Nous avons au Maroc des gérants, mais pas de ministres. Et entre la gérance et la gouvernance, il y a un abîme profond.

Cette manière de comprendre l’acte de gouverner est la cause principale des mouvements de protestation à travers le Maroc, connus ou peu connus. Le gouvernement est débordé et ne suit plus les mutations sociales réelles, à l’instar du dernier boycott lancé sur les réseaux sociaux. 

Quel sens peut-on donner à ces mouvements sociaux traversant le pays à différentes latitudes ?

Contrairement aux années précédentes, les mouvements sociaux ne sont plus encadrés (partis syndicats, etc) mais surviennent spontanément, se généralisent sur une grande échelle et font durer leur pression le plus longtemps possible par des moyens au fond très simples. Le boycott de certains produits bien précis témoigne d’un changement de cap dans la lutte sociale. Il faut certainement prévoir d’autres formes de protestation inédites.

Sommes-nous réellement dans une société qui va à la rencontre des principes d’«égalité des genres», de «liberté de culte» ou de «démocratie participative»?

Ce sont des projets d’avenir, qui suscitent de l’engouement à plus de démocratie. On est encore loin de ces idéaux dans la pratique, mais leur existence dans le discours quotidien et public est d’une importance cardinale dans l’élaboration d’une conscience civique, responsable et lucide.

Est-il vrai que l’on vit actuellement une crise des valeurs ?

D’un point de vue psychosocial, on vit une transformation des valeurs, saine et obligatoire. Chaque société qui passe d’une étape à l’autre doit faire une cure des valeurs. Cette transformation se manifeste sous forme de crise, car on n’est pas habitué à penser positivement. Mais dans chaque mouvement de changement, on perçoit un danger, donc une crise, et on est existentiellement dans un état ambivalent : on souhaiterait des changements, mais on veut aussi garder nos valeurs. Mais c’est contre toute logique, car les valeurs s’élargissent, deviennent souples et finissent par s’intégrer dans le nouveau système de transformations. Autrement dit, les valeurs sont toujours en mouvement ; c’est leur nature intrinsèque, elles peuvent perdre de leur efficacité ou continuer leur influence dans différents corps sociaux.

On évoque constitutionnellement la démocratie participative, sans avoir bien assimilé la démocratie représentative. Qu’en pensez-vous ?

La démocratie participative émane  inéluctablement de la démocratie représentative. Il ne s’agit pas de deux moments dans le modèle démocratique, mais d’un outil pour régler des aspects bien précis de la vie sociale et politique. La participation démocratique peut s’exercer selon différentes modalités, car son but final est la démocratie directe, qui est en quelque sorte la gouvernance du peuple par lui-même, quand il s’agit de décider lui-même la réalisation ou non des grands projets (par référendum) dont le coût, à titre d’exemple, dépasse une enveloppe budgétaire préétablie.

L’on reproche au champ médiatique d’être trop «contrôlé», que ce soit au niveau des médias publics ou privés. Quelle est votre appréciation?

Les médias sont des entreprises à part entière. Leur capital n’est pas seulement un chiffre d’affaires, mais un ensemble de contraintes qu’ils ne peuvent pas dépasser au nom de «la liberté de la presse et de l’opinion», qui ne sont au fond que des idéaux, que ce soit dans les pays dits «développés» ou en «voie de développement». Après l’argent, les médias sont le principal outil pour gouverner et influencer. Donc, celui qui peut contrôler les médias le fait à travers un financement ou son autorité ou les deux. Il serait naïf de croire que les médias, mêmes ceux qui se déclarent «libres», sont neutres et objectifs. La manipulation se passe un peu partout !

La fragilité du champ médiatique est due à quoi, selon vous ?

A lui-même. Sa nature est fragile en soi, car il n`a pas d’existence propre, ni moralement, ni financièrement. Donc, il est le serviteur de son maître et doit l’être s’il veut survivre.

Le sociologue analyse et diagnostique, mais il peut éventuellement proposer des suggestions dans ce sens ?

Au fond, la dernière démarche sociologique, c’est bien la proposition des réponses ou des solutions pour un phénomène ou un problème social. Il suffit de revenir aux différentes publications et aux mémoires et thèses universitaires pour constater que de nombreuses bonnes propositions sont enterrées dans les rayons des bibliothèques de nos universités. Proposer n’a aucun sens en l’absence d’une volonté politique pour profiter de différentes recherches sur notre société. Autrement dit, au Maroc on produit assez de savoirs dans les sciences humaines, mais on ne les exploite pas, car ils représentent toujours, selon une vision politicienne, une forme de «danger» voire de subversion.

Le 20 Mai 2018

Source Web : Libération

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