TSGJB BANNER

Entretien avec la directrice générale de l’Unesco Audrey Azoulay : «L’extrémisme n’est pas un projet de vie. C’est un échec pour l’individu comme pour la société»

Entretien avec la directrice générale de l’Unesco Audrey Azoulay : «L’extrémisme n’est pas un projet de vie. C’est un échec pour l’individu comme pour la société»

Dans un entretien accordé au «Matin», la directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, revient sur le projet «Prévention de l'extrémisme violent par l'autonomisation des jeunes». Lancé il y a un mois à Paris au profit de quatre pays, dont le Maroc, ce projet vise à accompagner la jeunesse à développer ses compétences et son esprit critique afin de lui éviter de tomber dans le piège de l’endoctrinement. Pour Mme Azoulay, «on ne naît pas extrémiste, on le devient». D’où la nécessité de désamorcer en amont les spirales qui mènent à l’intolérance et à la haine. «C’est avec les jeunes, en misant sur leur énergie, leur inventivité, leur capacité à mobiliser leurs pairs, que nous pourrons gagner notre combat contre l’extrémisme».

Le Matin : L’Unesco et l’UNOCT (Bureau de lutte contre le terrorisme des Nations unies) viennent de lancer le projet «Prévention de l'extrémisme violent par l'autonomisation des jeunes en Jordanie, en Libye, au Maroc et en Tunisie». Pouvez-vous nous parler de ce projet et de ses objectifs ?

Audrey Azoulay : Partout dans le monde, on assiste à des phénomènes de radicalisation qui visent à saper la paix civile et portent atteinte aux droits fondamentaux. Ce nouveau projet, qui s’inscrit dans le cadre de la stratégie de l’ONU définie il y a quelques années, veut contribuer à prévenir l’émergence de ces formes radicales de violence. Ma conviction profonde, c’est qu’on ne naît pas extrémiste, on le devient. Il faut donc désamorcer en amont les spirales qui mènent à l’intolérance et à la haine. C’est là qu’une institution comme l’Unesco peut et doit intervenir. C’est le sens du travail de prévention que nous menons déjà dans différents pays et que nous allons poursuivre dans le cadre de cette nouvelle initiative.

Comment, selon vous, donner espoir à ces millions de jeunes qui souffrent du chômage, de la vulnérabilité économique et parfois de l’exclusion politique ? Comment l’Unesco peut-elle aider les pouvoirs publics à faire face à la radicalisation des jeunes ?

À travers ce projet, nous voulons accompagner cette jeunesse dans son envie d’agir, de développer ses compétences et son esprit critique. C’est l’un des meilleurs remparts contre l’endoctrinement. Les jeunes forment une population particulièrement vulnérable, car leur identité est encore en construction. En même temps, ils sont avides d’action, sont en quête de sens et ont besoin de perspectives d’avenir. Or ces perspectives leur sont parfois refusées, pour des raisons qui peuvent être économiques, politiques ou sociales, ou encore pour des raisons qui tiennent à leur trajectoire personnelle. Certains peuvent être tentés par des voies radicales. Mais l’extrémisme n’est pas un projet de vie : c’est une résignation, un échec pour l’individu comme pour la société.

Nos programmes veulent donner aux jeunes des raisons de croire en l’avenir, de croire en leurs propres possibilités, en les responsabilisant, en en faisant des acteurs du développement de leur communauté et de leur pays. Cela passe évidemment par un travail de formation et d’éducation, par la transmission et le partage de valeurs comme la compréhension mutuelle et le respect des droits fondamentaux, cela passe aussi par la connaissance de son histoire, de son patrimoine. Dans nos programmes, nous mobilisons, par exemple, les jeunes autour de projets culturels qui valorisent leur histoire et leur identité et les sensibilisent en même temps aux bienfaits de la diversité culturelle. Nous les formons également à une utilisation responsable et pacifique d’internet et des réseaux sociaux. Nous voulons leur donner des clés pour devenir des citoyens du monde.

Le projet semble miser sur la promotion de la culture, l’éducation et la communication pour contrer l’extrémisme violent. Ne pensez-vous pas que l’origine du mal se trouve plutôt dans la pauvreté, la précarité, l’inégalité et le manque de liberté et de démocratie ?

Nous devons déployer nos efforts sur tous les fronts : éducation, emploi, lutte contre la pauvreté… Les politiques éducatives, aussi ambitieuses soient-elles, ne peuvent porter pleinement leurs fruits si elles n’entrent pas dans des programmes plus vastes de développement. C’est cette approche globale que nous défendons. Le programme de développement durable que s’est fixé l’ONU, à l’horizon 2030, vise précisément la réalisation de toute une série d’objectifs de développement durable solidaires les uns des autres : éducation de qualité, éradication de la faim et de la pauvreté, accès à la santé, promotion d’énergies vertes, construction de villes et d’industries durables... L’égalité entre hommes et femmes – qui est un des Objectifs de l’Agenda de l’ONU – est également un facteur essentiel de paix et de développement. Bref, tout se tient.

De la même manière, le savoir et le savoir-faire que nous cherchons à développer auprès des jeunes grâce à nos programmes, l’estime de soi, la confiance, la motivation, que nous tentons de stimuler, permettent une meilleure intégration des jeunes dans la société. Nous souhaitons qu’ils soient acteurs et non-spectateurs des politiques de prévention. Les impliquer dans des projets de développement locaux ou régionaux leur offre des possibilités de formation, et donc d’emploi.

Aussi ce nouveau projet conduit en Jordanie, Libye, Maroc et Tunisie pourra s’appuyer sur l’expérience que nous avons déjà acquise à travers l’un de nos programmes, Net-Med Youth, financé par l'Union européenne et qui a mobilisé jusqu’à maintenant plus de 4.000 jeunes issus de la région du sud de la Méditerranée en les formant à la citoyenneté mondiale.

On constate que les jeunes de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord sont les plus touchés par l’endoctrinement idéologique et par conséquent par l’extrémisme violent. Pourquoi selon vous ? Ne pensez-vous pas que les politiques publiques et les modes de gouvernance dans cette région en sont responsables quelque part ?

Cette région n’est pas la seule à être touchée par l’extrémisme violent ; il s’agit d’un problème qui affecte de nombreux pays à travers le monde. Les causes sont nombreuses et complexes. Il ne faut pas oublier les trajectoires personnelles parfois déstabilisantes. Mais chaque société doit s’interroger avec lucidité sur les facteurs en cause. Une certitude en tout cas : c’est avec les jeunes, en misant sur leur énergie, leur inventivité, leur capacité à mobiliser leurs pairs, que nous pourrons gagner notre combat contre l’extrémisme.

La société civile en Jordanie, en Libye, au Maroc et en Tunisie est riche et dynamique. Il faut en tirer profit et développer une approche collaborative qui implique non seulement les jeunes et les pouvoirs publics, mais aussi les chercheurs, les experts, les associations. L’Unesco se tiendra à leurs côtés pour que ce projet soit une réussite et inspire de nouvelles initiatives dans d’autres régions du monde. «Construire la paix dans l’esprit des femmes et des hommes» : c’est le mandat de l’Unesco inscrit dans sa Charte constitutive. C’est un travail inlassable, dont les modalités doivent être en permanence réinventées en fonction des nouveaux défis qui se posent.

Le 22 Avril 2018

Source Web : Le Matin

Les tags en relation

 

Les articles en relation