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La ville moderne selon Le Corbusier : une architecture à taille humaine

La ville moderne selon Le Corbusier : une architecture à taille humaine

Terrasse de la Cité Radieuse par Le Corbusier, une « unité d'habitation verticale » à Marseille. Photo ©Pxhere/Vincent Desjardins

Des Quartiers modernes Frugès jusqu’aux cités radieuses, Le Corbusier a longtemps travaillé sur le thème du logement collectif. En appliquant ses recherches sur le Modulor à son concept d’unités d’habitation, en libérant de nombreux espaces communs et en cherchant des solutions constructives nouvelles, l’architecte a voulu resserrer les liens entre les habitants et créer les conditions d’une vie harmonieuse.

Au prix d’une synthèse intellectuelle globale qu’il poursuit pendant trois décennies, Le Corbusier s’attache à penser le monde né des massacres de la Première Guerre mondiale, de la révolution russe d’octobre 1917, de l’arrivée à maturité d’innovations techniques, de la conscience d’une expansion démographique et d’une croissance urbaine irréversibles. Ces dernières condamneraient les villes de structure moyenâgeuse, devenues insalubres, à s’étendre jusqu’au désordre pour accueillir les familles qui tenteraient d’y survivre. La rénovation urbaine par des percées de type haussmannien, l’embellissement de l’espace public, la construction de réseaux collectifs semblent trop lents et les cités-jardins trop peu denses pour enrayer la dégradation des conditions de vie et résoudre la question que pose Le Corbusier dès 1920 : comment organiser la ville contemporaine pour que l’homme re trouve sa dignité et établisse l’indispensable cohésion sociale et culturelle qui empêchera le retour des conflits ?

Faciliter la diffusion des nouveaux rapports sociaux

Imprégnés des idées socialistes de la révolution d’Octobre, urbanistes et architectes du nord de l’Europe élaborent les organisations urbaines et les immeubles susceptibles de faciliter la diffusion des nouveaux rapports sociaux qu’ils souhaitent voir s’instaurer. En France, Le Corbusier répond en conjuguant humanisme, hygiénisme, progrès technique et conscience de l’impact de la vitesse sur la ville contemporaine. Il complète cette vision du monde nouveau par la recherche des moyens constructifs permettant d’édifier rapidement de telles villes et l’étude de l’espace favorable à l’épanouissement de la vie des familles ouvrières. Pendant trente-cinq ans, de 1922, où il expose à Paris le projet d’une Ville contemporaine de trois millions d’habitants, à 1955 où est inaugurée la Maison radieuse de Rezé-lès-Nantes, il concentre toute son attention sur cette problématique. Il déploie un acharnement constant à résoudre ces questions, à faire reconnaître ses propositions en les diffusant par la parole et par l’écrit, en alternant provocations et démonstrations, en tentant de mobiliser les responsables politiques de nombreux pays tout en combattant ses détracteurs, innombrables et féroces. Il s’attache à redéfinir de façon harmonieuse et cohérente l’espace de vie des hommes.

Le laboratoire de l’habitat

Ainsi, les principes spatiaux des villas blanches conçues pour des clients aisés féconderont « le logis » des travailleurs modestes et des paysans sous forme d’une maison, d’une ferme ou de l’appartement d’une unité d’habitation. De fait, chaque projet agrège des parties de réalisations précédentes, sert de test aux évolutions envisagées et prépare les projets suivants. Le lotissement de Pessac illustre cette démarche ainsi que quelques constantes de la carrière de l’architecte, tel le thème du logement économique et sa relation à la technique permettant de le réaliser. Les Quartiers modernes Frugès portent le nom de leur commanditaire, un industriel sucrier bordelais. Fortuné, artiste et homme ouvert aux évolutions de son époque jusque dans sa propre demeure, il prend contact avec l’architecte après avoir lu la revue que ce dernier publie avec Pierre Jeanneret de 1920 à 1925, L’Esprit nouveau. Il aurait demandé que le lotissement se présente comme un laboratoire de tous les aspects de l’habitation bon marché : système constructif, méthode de chantier, habitabilité des logements, prestations apportées aux locataires, et expression de l’esthétique contemporaine par la « pureté des proportions ».

Pour concevoir ce projet, Le Corbusier utilise un système associant une structure et une ossature (des poteaux et des dalles) en béton où prennent place librement les cloisons délimitant les différentes pièces, dispositif annonciateur de l’un des « cinq points d’une architecture nouvelle » énoncés une dizaine d’années plus tard. Conçu en 1914 pour répondre de façon simple et rapide aux besoins d’une reconstruction d’esprit néorégionaliste ou néoclassique, ce procédé est à Pessac « carrossé » selon l’esthétique dépouillée et les volumétries franches des villas blanches. Le projet bénéfice également des apports de la maison Citrohan : les pilotis, le toit-terrasse, la fenêtre bandeau et la radicalité esthétique transmise par une enveloppe absolument pure sur laquelle s’appliquent des couleurs destinées à éviter, dans un contexte de forte densité, l’ennui qui serait né du ciment gris ou l’effet de masse créé par la peinture blanche. Que ce soit pour les contremaîtres de la Société des produits azotés à Lannemezan (1940), les paysans du Village radieux de Piacé dans la Sarthe (1938), des cadres expatriés en Afrique ou les habitants d’un immeuble au Brésil, des dessins au trait soulignent le dépouillement des espaces, focalisent l’attention sur la double hauteur qui rend leur volume généreux, sur la dimension de la baie qui les projette au sein du paysage, sur l’agencement contemporain de l’espace cuisine/séjour.

Un village à l’échelle XXL

Ces principes seront ceux des unités d’habitation de grandeur conforme, dont la première s’édifie à Marseille, dans le contexte d’une grave pénurie nationale de logements de toutes catégories. L’idée de réunir au sein d’un immeuble un nombre suffisant d’habitants (entre 1 200 et 1 500) pour que puissent être installés des commerces de proximité et des équipements collectifs (école, hôtel…) revient à transposer dans un volume imposant (environ 100 mètres de long, 20 de largeur et 50 de hauteur) les éléments fondateurs du village traditionnel, d’où le surnom de « village vertical » donné aux unités d’habitation. À cette échelle, le hall de l’immeuble devient une place, la batterie d’ascenseurs un « métro », les couloirs conduisant aux appartements des rues ; une galerie commerçante et une école sont implantées.

Cette concentration permet d’économiser des kilomètres de voiries et de réseaux d’alimentation en eau et en électricité, de tout-à-l’égout, et d’éviter de stériliser des surfaces considérables de terres agricoles. À l’aide de dessins particulièrement probants, Le Corbusier vilipende les lotissements et plébiscite ses unités d’habitation qui concentrent une population identique sur un terrain réduit, laissant venir à elles et s’épanouir la nature. Une relation nouvelle s’établit même avec cette dernière grâce aux pans de verre, baies vitrées aux imposantes dimensions, et à l’orientation est-ouest des appartements. À cette échelle également, le confort se finance mieux et donc pèse moins sur le loyer : le chauffage central, l’eau chaude à volonté, la cuisine équipée, la salle de bains sont encore rares à cette époque… Se retrouvent ici des invariants de la pensée de l’architecte : il apporte un soin particulier à la transition entre l’espace public (le hall), les échanges de voisinage (les ascenseurs, les rues intérieures) et l’intimité familiale (le logement).

Il juge indispensable de protéger la vie familiale de toute promiscuité en assurant la parfaite isolation phonique de chaque logement. Il s’attache à faciliter la vie de la femme en rapprochant l’école, les commerces, les services quotidiens, en organisant rationnellement la cuisine et en l’ouvrant sur la salle à manger de sorte qu’elle ne soit pas isolée pendant la préparation des repas. Il favorise l’intimité du couple en favorisant des temps de vie familiale et aussi des moments de solitude grâce à la disposition en duplex, en séparant sa chambre de celles des enfants, ce qui stimule également l’apprentissage de l’autonomie chez ceux-ci.

Des réactions mitigées

Édifier un immeuble aussi novateur requiert des études spécifiques, sollicite des savoirs d’avant-garde et exacerbe les oppositions. En baptisant affectueusement l’unité d’habitation qui se construit dans leur ville la « maison du fada », les Marseillais soulignent combien rares sont les innovations portant sur l’espace de vie essentiel de l’homme, son logement. Rendue possible par le soutien du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, qui dispense le projet de permis de construire, la réalisation subit des retards conséquents puis est attaquée en justice par des esprits réactionnaires… Si bien que le prototype du nouveau logement social devient une sorte de pièce unique trop onéreuse pour être dupliquée.

Aussi, lorsque s’engage en 1949 l’étude de l’unité d’habitation suivante, celle de Rezé-lès-Nantes, toutes les études doivent être reprises, les surfaces des appartements revues, les prestations techniques modifiées. Un procédé technique de construction différent est adopté afin de respecter impérativement le budget accordé aux constructions sociales en 1950, soit 2 millions de francs par appartement. Ainsi ces réalisations qui auraient pu illustrer les vertus de l’industrialisation de la construction sont-elles réalisées de façon conventionnelle. Les cités radieuses génèrent des satisfactions mais créent également des tensions. Le Corbusier, qui en a initié l’idée, a géré leur environnement institutionnel et en a supervisé la création, et André Wogenscky, qui a piloté leur conception et leur exécution, se séparent en 1956, un an après l’inauguration de celle de Rezé-lès-Nantes. Si cinq unités d’habitation seulement ont été réalisées, à Marseille, Rezé, Berlin, Briey et Firminy, plus d’une quarantaine d’autres seront étudiées ou envisagées jusque dans les années 1960, ce qui atteste l’intérêt suscité par ce type d’immeubles en France mais aussi en Espagne, en Suisse, au Sénégal et aux États-Unis.

La quête millénaire de la règle

Les unités d’habitation de Marseille et de Rezé ont en commun l’emploi du Modulor pour finaliser les dessins. Le tracé des villes et les volumes des édifices classiques ont souvent été déterminés à partir de systèmes de mesure assurant la cohérence de leur composition. « Le tracé régulateur est une assurance contre l’arbitraire », constatait ainsi Le Corbusier dans Vers une architecture, livre publié en 1923. En 1942, lui et quelques-uns de ses collaborateurs entreprennent de mettre définitivement au point une gamme de dimensions harmoniques permettant de réaliser des objets. Puis ils élargissent cette recherche afin de la rendre universellement applicable à l’architecture. En 1945, ils mettent définitivement au point le nouveau système, dénommé Modulor, et le publient en 1948. Ainsi une icône contemporaine, l’homme au bras levé de Le Corbusier, se substitue à l’emblématique figure de la Renaissance, l’homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci, le corps nu que ses bras, par deux fois écartés, inscrivent simultanément dans un carré et un cercle.

En prenant pour référence les proportions du corps humain, le Modulor se libère des systèmes de mesure métrique et anglo-saxon de sorte que les professionnels dont la carrière devient internationale pourront établir des plans compatibles d’un continent à l’autre. Le Modulor constitue également une sorte d’assurance esthétique car, comme le constate Albert Einstein, « il rend compliquée la laideur et facilite la beauté » en évitant les erreurs de proportions. Il indique clairement l’attention attachée à la conception des espaces construits. Sans doute avait-il également pour objectif de garantir l’harmonie des immeubles édifiés avec des procédés industriels en fixant des dimensions esthétiquement cohérentes à chacun des éléments produits par des industriels différents.

Mais comme les unités d’habitation, le Modulor sera victime d’un procès d’intention conduit par des professionnels dénonçant une atteinte à leur libre créativité là où il ne s’agit que d’un outil cohérent de finalisation des projets. Mais cette idée que les immeubles puissent être édifiés selon des process industrialisés similaires à ceux développés dans l’automobile ouvre une perspective qui stimulera l’imagination des générations successives d’architectes et de constructeurs attachés au métal, dont Jean Prouvé et Marcel Lods puis François Deslaugiers, mais aussi des esprits « prospectifs » sensibles aux courbes des « capsules » en matière plastique assemblées en grappe tels Jean-Louis Chanéac, Pascal Haüsermann et Daniel Grataloup. Et que l’architecture soit produite in situ ou en usine, n’était-ce pas le plus bel hommage que Le Corbusier pouvait rendre aux corps que de les prendre comme mesure de toutes choses et plus essentiellement encore pour régler le plus précisément possible, le plus intensément possible, les espaces de leur vie ?

Le 09/10/2020                

Source Web Par connaissancedesarts              

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