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La Banque Mondiale se penche sur l’énigme du Printemps arabe Niveau de bien-être en chute libre, corruption et clientélisme à l’origine Le contrat autoritaire procurant des avantages aux populations et réclamant l

La Banque Mondiale se penche sur l’énigme  du Printemps arabe Niveau de bien-être en chute libre, corruption et clientélisme à l’origine Le  contrat autoritaire  procurant des avantages aux populations et réclamant l

de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord était un « développement mécontent », comme le nomment certains spécialistes, recélant les germes d’une explosion des sentiments de frustration des classes moyennes et pauvres qui a embrasé toute cette région et suscité d’ énormes espoirs que devait concrétiser un « printemps arabe.

Dans son dernier rapport intitulé « Inégalités, soulèvements et conflits dans le monde arabe », la Banque Mondiale note que depuis le Printemps arabe en 2011, la région MENA passe par un ralentissement de la croissance, une escalade des conflits violents et des guerres civiles et, plus récemment, une forte pression budgétaire exercée par la faiblesse des prix du pétrole. Ce rapport étudie plus particulièrement comment la région en est arrivée là. Il cherche à déterminer si les inégalités ou d’autres facteurs ont contribué aux soulèvements de 2010-2011, ainsi qu’aux conflits qui en ont découlé et se sont étendus à de nombreuses parties de la région.
La région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA) pose une énigme. Elle évoluait progressivement vers le double objectif de la Banque mondiale de mettre fin à l’extrême pauvreté et de promouvoir une prospérité partagée. Le pourcentage de personnes pauvres, qui était déjà relativement faible, baissait dans tous les pays, sauf le Yémen. Le revenu des 40 % les plus pauvres de la population, mesuré en dépenses par personne corrigées de la parité du pouvoir d’achat (PPA) de 2005, augmentait plus vite que la moyenne dans la plupart des économies arabes pour lesquelles des informations étaient disponibles. Le ratio entre les dépenses des 40 % les plus pauvres et cette moyenne était supérieur à celui de toutes les régions, hormis l’Amérique latine et les Caraïbes.

La région MENA a non seulement atteint les objectifs du Millénaire pour le développement en matière de réduction de la pauvreté et d’accès aux services d’infrastructure (en particulier les réseaux d’eau potable et d’assainissement et la connexion à l’internet), mais elle a également fait d’importants progrès vers la réduction de la famine, de la mortalité infantile et maternelle, et en direction de la scolarisation (Iqbal et Kindrebeogo, 2015).
Pourtant, à partir de la fin de l’année 2010, des révolutions éclatent en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye, une rébellion se transforme en guerre civile prolongée en Syrie, et un mécontentement populaire se généralise dans de nombreux autres pays. Les événements du Printemps arabe ont pris le monde par surprise. Les indicateurs de développement standard n’ont pas réussi à prendre en compte ou à prévoir l’explosion de colère populaire pendant le printemps 2011. Quels facteurs pourraient expliquer ce mystère, ce que nous appelons l’« énigme des inégalités du monde arabe » ? Les inégalités économiques étaient-elles de beaucoup supérieures à ce que suggéraient les données sur les dépenses des ménages ? Ou bien les revendications étaient-elles liées à des facteurs autres que les inégalités économiques, comme la baisse de la qualité de vie générale, la montée de la corruption, l’absence de liberté, etc. ?

Des réponses à ces questions commencent à se dessiner à partir des dernières recherches sur les inégalités monétaires (Hassine, 2015 ; van der Weide et al. 2015a, 2015b ; Johannesen, 2015) et sur le bien-être subjectif dans la région MENA (Arampatzi et al., 2015), menées dans le cadre d’une étude exhaustive sur les inégalités économiques, les soulèvements et les conflits dans le monde arabe (Ianchovichina et al., 2015).

Le Rapport de suivi économique de la région MENA de la Banque mondiale récapitule les principales conclusions tirées de ces nouvelles recherches et propose une réponse possible à l’énigme des inégalités du monde arabe.

Il estime que la prise en compte des distorsions par les indicateurs monétaires des inégalités, connus pour être imprécis, ne devraient pas inverser la tendance constatée dans les inégalités des dépenses, qui restent faibles et orientées à la baisse dans la région. Les disparités des richesses sont plus fortes, mais également plus difficiles à mesurer que les inégalités des dépenses ou de revenu. Comme nous le montrons plus bas, la concentration des richesses dans les sociétés cotées en bourse ne semble pas supérieure dans la région MENA à celle constatée partout ailleurs dans le monde, même si les plus grandes sociétés du monde arabe sont soit des entreprises privées soit des entreprises publiques. Les grandes sociétés sont également très peu nombreuses, la plupart des entreprises restant informelles et de taille modeste (Schiffbauer et al. 2015).

Cependant, la population se sentait prisonnière de ce monde, et la classe moyenne en particulier nourrissait un sentiment de frustration. Les mesures du bien-être subjectif et les facteurs de satisfaction de vie corroborent cette constatation. Ils montrent une dégradation brutale des scores de satisfaction de vie à la veille du Printemps arabe, chez la classe moyenne notamment. Ces reculs traduisent le ressenti de la population à l’égard de la baisse de son niveau de vie : le manque d’emplois dans le secteur formel, la dégradation de la qualité des prestations publiques et l’absence d’obligation de rendre des comptes. Les gens ordinaires se sentaient frustrés de ne pas pouvoir profiter de la prospérité créée par la poignée de grandes entreprises arabes florissantes, alors qu’ils luttaient pour s’en sortir au prix de gros efforts. Le système généralisé des subventions qui ne pouvait plus compenser toutes ces difficultés était le reflet d’une utilité marginale décroissante ; les subventions importaient moins pour le bien-être de la classe moyenne que pour celui des populations pauvres et vulnérables. Le contrat social de redistribution sans donner voix au chapitre a cessé de fonctionner. La classe moyenne en voulait davantage : se faire entendre, avoir de véritables opportunités et tenir les pouvoirs publics comptables de leurs actions.

Inégalités économiques et inégalités ethniques

Si les inégalités monétaires ne peuvent expliquer le Printemps arabe, peuvent-elles cependant faire la lumière sur ses conséquences ? Depuis 2011, des guerres civiles ont éclaté dans quatre pays, on assiste à une recrudescence des attentats terroristes, et des groupes extrémistes violents comme Daesh ont pris le contrôle de pans entiers des territoires irakien et syrien. Bien plus que les inégalités économiques proprement dites, les inégalités entre les groupes (ethniques et/ou sectaires) et les liens que celles-ci ont avec les inégalités spatiales ont pu jouer un rôle dans l’incidence croissante des conflits et la radicalisation que connaît la région MENA.
Les soulèvements du Printemps arabe ont placé les questions d’équité et d’intégration au centre de l’attention du public. Le cas de l’Égypte, notamment, a suscité un intérêt considérable, les inégalités de revenu étant citées comme l’un des facteurs à l’origine de la révolution égyptienne (Hlasny et Verme, 2013 ; Nimeh, 2013 ; Ncube et Anyanwu, 2012 ; Osborn, 2011). L’idée selon laquelle les inégalités de revenu sont liées à la violence politique et aux révolutions n’est pas nouvelle. Elle remonte à plusieurs siècles, lorsque les philosophes sociaux se demandaient si les inégalités économiques n’étaient pas une cause fondamentale de troubles civils (Muller, 1985). Il est admis aujourd’hui que l’existence de profondes inégalités entre les revenus n’est pas une situation favorable au consensus social et à la stabilité politique ; elle peut nuire à l’investissement, à la croissance durable et aux progrès dans le domaine du développement humain (Ostry et al., 2014). Il est aussi admis que la tolérance à l’égard des inégalités de revenu varie selon le temps et les pays (Hirschman et Rothschild, 1973).
Les données traditionnelles sur les dépenses ne traduisent pas correctement de nombreux facteurs qui affectent la qualité de la vie ou le niveau de vie des populations et influent à leur tour sur leur satisfaction de vie. Certains de ces facteurs ont trait à la qualité des services étatiques, tels que la santé, l’éducation, les transports, la fourniture d’électricité et autres. D’autres concernent la qualité des emplois disponibles dans l’économie. La qualité de l’environnement, la qualité des institutions, la sécurité publique, l’équité du système judiciaire, la lutte contre la corruption et la stabilité économique et politique exercent également une grande influence sur la qualité de la vie des populations.

Les perspectives d’avenir jouent également un rôle dans l’appréciation de la qualité de la vie. Les attentes peuvent évoluer dans le temps, au fur et à mesure que les gens adaptent leur bien-être subjectif à « l’idéal » qu’ils se forgent pour leur vie personnelle (le « point de référence »), et en fonction, soit de changements intervenant dans des domaines importants pour leur bonheur (perception de la montée de la corruption par exemple), soit de l’importance de ces domaines pour leur bien-être personnel (la lutte contre la corruption prend par exemple de l’importance pour la qualité de la vie des populations).

Enfin, même si les indicateurs objectifs reflètent relativement bien les changements quantitatifs, ils peuvent ne pas donner un tableau complet des changements et des avancées économiques. Les statistiques sur le chômage, par exemple, peuvent s’améliorer tandis que davantage de personnes quittent la vie active. Les chiffres du chômage sont plus bas, mais cachent de graves problèmes économiques structurels qui forcent les individus à abandonner leur recherche active d’emploi.

Ianchovichina et al. (2015) procèdent donc à une analyse des mesures subjectives du bien-être dans le monde arabe. Les données sur la satisfaction de vie issues de sources diverses, y compris le sondage international de l’institut Gallup, montrent qu’immédiatement avant la montée du mécontentement social dans plusieurs pays en développement de la région MENA, le niveau de bien-être subjectif était bas et en chute libre. La satisfaction de vie, mesurée au moyen des scores de l’échelle de Cantril, indique dans quelle mesure les personnes interrogées estiment que leur vie correspond à la norme qu’elles se fixent d’une vie heureuse. Les scores moyens étaient relativement faibles dans les pays arabes (figure 2.8). Plus le score est élevé, plus une personne perçoit sa vie comme étant proche de sa vie idéale (représentée par le score maximal de 10).

Les scores de l’échelle de Cantril sont un moyen idéal d’analyser les questions de prospérité partagée, dans les pays arabes en particulier, et ce pour plusieurs raisons. En s’appuyant sur des scores plutôt que sur des indices, qui reflètent l’opinion du concepteur des indices sur ce qui compte le plus, on donne aux personnes interrogées la possibilité de s’exprimer et on place l’évaluation qu’elles font de leur propre vie au premier plan. Les réponses englobent des facteurs monétaires et non monétaires qui influent sur le bien-être subjectif. Elles peuvent donc être intégrées dans les analyses visant à comprendre la valeur que les personnes interrogées attachent à un ensemble exhaustif de facteurs et de circonstances qui améliorent leur vie et contribuent à leur bonheur.

Le paradoxe du « développement mécontent »

À la fin de la décennie, la région MENA était la seule au monde à connaître un fort recul du bien-être subjectif, et ce recul était plus prononcé dans les pays du Printemps arabe. En Égypte, par exemple, le niveau moyen de satisfaction de vie a baissé de 5,5 en 2007 à 4,4 en 2010, soit une chute brutale intervenant en dépit de l’amélioration des statistiques socioéconomiques et malgré l’augmentation du revenu par habitant. Ainsi, à la fin des années 2010, les populations d’Egypte, d’Irak, de Syrie, de Tunisie et du Yémen étaient parmi les moins heureuses du monde.

Arampatzi et al. (2015) appellent ce phénomène paradoxe du « développement mécontent ». En employant un modèle de satisfaction de vie sous forme réduite incorporant les perceptions qu’ont les personnes interrogées de leurs conditions sociales, de leurs caractéristiques personnelles et autres facteurs (s’étant révélé avoir une influence sur le bonheur), les auteurs évaluent l’importance relative de différentes explications sur le recul de la satisfaction de vie dans les pays en développement de la région MENA juste avant le Printemps arabe. Ils regroupent dans trois catégories les domaines sociaux ayant une influence sur la satisfaction de vie dans la région : le mécontentement par rapport au niveau de vie (ou à la qualité de la vie), le chômage et le « wasta » (ou l’incapacité d’améliorer son sort sans relations influentes). Les mêmes facteurs évoqués comme étant à l’origine des soulèvements du Printemps arabe semblent avoir influé de manière négative et significative sur la satisfaction de vie dans la région MENA durant la période ayant immédiatement précédé les soulèvements.
Ces résultats sont confirmées par des statistiques faisant état d’une montée du mécontentement vis-à-vis des services de l’État qui influencent la qualité de la vie dans les pays en développement de la région MENA de manière générale et dans les pays du Printemps arabe en particulier. Le pourcentage de personnes mécontentes de l’offre de logements abordables a connu une hausse des plus spectaculaires, parallèlement à un accroissement de l’incidence de personnes insatisfaites des transports publics, de la qualité des soins de santé et de l’offre d’emplois décents. Dans les pays du Printemps arabe, la baisse du niveau de satisfaction de vie moyenne s’expliquait également en grande partie par la hausse du pourcentage de personnes mécontentes de leurs conditions de vie et de l’importance accrue accordée à la perception de la prévalence de la corruption comme facteur de satisfaction de vie dans ces pays.

Largement partagées, ces revendications exprimaient les préoccupations des classes moyennes, et pas seulement des 40 % les plus pauvres de la population. Le mécontentement grandissait dans toutes les classes économiques, mais était plus prononcé pour les 60 % les mieux lotis de la population que pour les 40 % les plus pauvres, dans les pays du Printemps arabe en particulier (Syrie, Libye, Tunisie, Égypte et Yémen). C’est dire que les événements du Printemps arabe semblent avoir été précipités par des préoccupations largement partagées qui pesaient sur le bien-être des classes moyennes.

Le contrat autoritaire a cessé de fonctionner

Une réponse possible à l’énigme des inégalités du monde arabe réside par conséquent dans le mécontentement généralisé des populations, celles appartenant à la tranche moyenne des 40 % notamment, quant à la qualité de leur vie. Arampatzi et al. (2015) estiment que cette revendication a été à l’origine de la forte baisse du niveau de satisfaction à l’égard de la vie dans nombre de pays en développement de la région MENA. La dégradation de la satisfaction de vie ne s’est pas traduite dans les données macroéconomiques objectives, dans les enquêtes auprès des ménages et plus généralement dans les indicateurs d’inégalité standard, mais était manifeste dans les données d’opinion issues des enquêtes sur les valeurs. On a pu observer une hausse sensible de l’incidence du mécontentement vis-à-vis de plusieurs domaines essentiels à la qualité de la vie, comme la qualité des services de l’État, la corruption et le clientélisme.
Exprimé différemment, les bas niveaux de satisfaction de vie dans les pays en développement de la région MENA à la veille des soulèvements du Printemps arabe ne traduisaient ni le mécontentement vis-à-vis du niveau des inégalités de revenu ni la croissance du revenu des 40 % les plus pauvres. La pauvreté extrême était faible et le niveau des inégalités de revenu était modéré et en recul pendant les années 2000. Le mécontentement était davantage associé au faible niveau de vie, à la prévalence de la corruption et à l’absence d’équité. La population du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord devait travailler plus longtemps dans le secteur informel17, faire face à des risques plus importants et payer davantage pour avoir accès à des soins de santé de qualité, à l’éducation, au logement, aux transports et aux autres services de base. Le sentiment selon lequel il était impossible d’avancer en dépit de ses efforts s’est généralisé. Les jeunes hommes ressentaient un fort sentiment de malaise face aux difficultés à surmonter pour trouver un emploi décent et fonder une famille.

Ces revendications étaient symptomatiques des profondes difficultés structurelles des économies arabes (Devarajan et al. 2015). Le modèle autoritaire de gouvernement, qui prévalait dans les pays en développement de la région MENA avant le Printemps arabe, reposait sur des pratiques répressives et un contrat social. Dans le cadre de ce contrat, parfois dénommé « contrat autoritaire » (authoritarian bargain) (Yousef, 2004), le pouvoir accordait certains avantages à la population, tels que la gratuité de l’éducation et de la santé, les subventions aux dépenses d’énergie et alimentaires, et la garantie d’un emploi public en échange d’un soutien politique. Les soulèvements du Printemps arabe ont mis à nu les insuffisances de ce modèle : déficit budgétaire et extérieur important et en hausse, faiblesse des institutions gangrenées par la corruption et forte incidence des comportements de « recherche de rente », limitant le développement du secteur privé. La mainmise des entreprises ayant des relations politiques sur des pans entiers de l’économie ralentissait la réforme, l’innovation et la création d’emplois. Les subventions aux dépenses d’énergie, non ciblées, bénéficiaient non seulement aux consommateurs, mais également aux entreprises, épuisant les ressources budgétaires de l’État et détournant la structure de l’économie en faveur des industries à forte intensité de capital. Conséquences, création insuffisante d’emplois de qualité dans les secteurs formels (privés et publics), et absence de fonds publics pour améliorer la qualité des services de l’État, des infrastructures physiques et de l’environnement. L’ancien contrat social avait cessé de fonctionner et la classe moyenne nourrissait un fort sentiment de frustration.
En 2011, les peuples arabes se sont exprimés haut et fort pour faire entendre des revendications essentielles à leur bien-être. Pourtant, les soulèvements du Printemps arabe n’ont pas débouché sur le changement espéré, et la situation s’est gravement détériorée dans plusieurs pays, alors que les soulèvements cédaient la place aux guerres civiles. À noter que nombre de facteurs à l’origine du malaise de la population avant le Printemps arabe existent encore. Les réformes économiques ayant été mises de côté pendant la période transitoire du Printemps arabe, les difficultés du passé persistent. Les guerres civiles en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen ont réduit à néant des avancées du développement de longue date, soumettant les populations à de grandes souffrances et de vastes déplacements, sur une échelle jamais vue depuis la deuxième guerre mondiale. Dans plusieurs pays, les services de l’État se sont effondrés et des groupes terroristes se sont emparés de pans entiers du territoire. La situation syrienne est la plus dramatique, avec des centaines de milliers de personnes tuées, handicapées et réduites à la pauvreté et des millions jetées hors de leur foyer, ce à quoi s’ajoute la destruction généralisée des infrastructures. La guerre syrienne et l’expansion de Daesh ont coûté à la région des pertes de production estimées à environ 35 milliards de dollars durant les trois ans qui ont suivi le milieu de l’année 2011 (Ianchovichina et Ivanic, 2014).
Les causes des guerres civiles qui sévissent dans la région MENA sont complexes et dépassent le cadre de la présente analyse économique et du bien-être.

Les inégalités régionales tendent à s’aggraver et à se démultiplier. Plus récemment, Alesina et al. (2012) ont analysé les origines et les conséquences des inégalités interethniques dans plusieurs pays, en associant des images satellite de la luminosité nocturne aux territoires historiques de groupes ethnolinguistiques. Ces auteurs estiment que ce sont les inégalités ethniques, et non les inégalités spatiales proprement dites ou la fragmentation ethnique, qui ont un lien négatif et significatif avec le développement socioéconomique, même si les inégalités ethniques sont corrélées positivement aux inégalités spatiales (figure 2.18). Selon eux, les inégalités ethniques freinent le développement en étant sources de haine et de jalousie, en faisant obstacle à la mobilité sociale et en causant un sentiment d’injustice et, dans de nombreux cas, des conflits.

Les données présentées dans Alesina et al. (2015) montrent que les inégalités ethniques étaient profondes dans la quasi-totalité des pays du Printemps arabe, y compris ceux où des guerres civiles ont éclaté (Syrie et Irak). Elles étaient profondes aussi bien par rapport aux inégalités ethniques constatées ailleurs que par rapport aux inégalités spatiales dans le pays lui-même. À l’inverse, l’Arabie saoudite, Oman, Bahreïn et les Émirats Arabes unis présentent de faibles niveaux d’inégalités ethniques, comparé aux autres pays et à leurs inégalités spatiales internes. En Jordanie et au Maroc, les inégalités ethniques sont modérées et au même niveau que les inégalités spatiales observées dans ces deux pays. À l’échelle mondiale, le Soudan et l’Afghanistan déchirés par les conflits affichent le plus fort degré d’inégalités ethniques, tandis que les États-Unis et le Canada sont au premier rang en termes d’inégalités spatiales.

Les études de cas présentent de nombreux exemples de l’existence d’un lien entre les conflits et les « inégalités horizontales », ou les inégalités qui coïncident avec les fractures ethniques, religieuses ou sectaires. Le dénuement dû à des facteurs ethniques, religieux et sectaires peut exacerber les revendications d’un groupe et favoriser par conséquent la mobilisation pour un conflit (Stewart 2000, 2002).

Inégalités entre groupes, traumatismes enfouis et conflits

Ces observations s’avèrent utiles pour cerner la situation dans les pays en développement de la région MENA après le Printemps arabe, des pays dans lesquels la probabilité de conflit était de beaucoup supérieure à celle constatée dans le reste du monde (Abu Bader et Ianchovichina, 2015). De nouvelles recherches entreprises par Kiendrebeogo et Ianchovichina (2015) indiquent, données factuelles à l’appui, qu’à l’intérieur de la région MENA, le nombre de personnes considérant qu’il est moralement justifié de recourir à l’extrême violence et de cibler les civils augmente, même si ces opinions sont exprimées ailleurs dans le monde également. Le risque de voir se développer ces vues extrêmes est plus élevé chez les jeunes : notamment ceux qui mènent une vie difficile, ont à peine la liberté de décider de leur vie et sont prêts à la sacrifier pour une idée. Diab (2015) attire l’attention non seulement sur l’importance des revendications, mais également sur les traumatismes enfouis, qui peuvent refaire surface et servir à attiser la haine ethnique et les conflits. Les données empiriques indiquent que les revendications à elles seules n’entraînent pas de guerres civiles (Collier et Hoeffler, 2004). Cependant, les soulèvements motivés par des revendications peuvent se transformer en guerres civiles si des groupes, organisés selon des critères ethniques ou sectaires, se servent des traumatismes et revendications communs (passés ou présents) pour obtenir le soutien d’une partie de la population et des financements pour leurs actions. La disponibilité de sources de financement extérieures, l’existence de ressources naturelles et les activités illégales accroissent les retombées d’un conflit, en amplifient les enjeux et partant l’intensité.

En conclusion, le déclenchement des révolutions du Printemps arabe est dû à un mécontentement croissant généralisé vis-à-vis de la qualité de la vie, plutôt qu’à l’approfondissement et à l’augmentation des inégalités des dépenses. Les classes moyennes nourrissaient un fort sentiment de frustration face à la dégradation de leur niveau de vie qui se caractérisait par le manque d’emplois dans le secteur formel, des prestations publiques de qualité insatisfaisante et par l’absence d’obligation de rendre des comptes.

Les gens ordinaires se sentaient frustrés de ne pas pouvoir profiter de la prospérité créée par la poignée de grandes entreprises arabes florissantes, alors qu’ils luttaient pour s’en sortir au prix de gros efforts. Les subventions qui ne pouvaient plus compenser toutes ces difficultés étaient le reflet d’une utilité marginale décroissante ; elles importaient moins pour le bien-être subjectif des 40 % de la population constituant la classe moyenne que pour le bien-être subjectif des 40 % les plus pauvres. Le contrat social de redistribution sans donner voix au chapitre a cessé de fonctionner pour la classe moyenne qui voulait se faire entendre et avoir de véritables opportunités.

La violence extrême qui se répand dans la région MENA au lendemain du Printemps arabe semble être davantage liée aux inégalités entre les groupes qu’aux inégalités économiques proprement dites. Même si les revendications à elles seules n’entraînent pas la guerre civile, les manifestations et les soulèvements motivés par ces revendications peuvent se transformer en guerres civiles si des groupes organisés selon des critères sectaires et/ou ethniques s’en servent pour obtenir le soutien du public. Dans ces sociétés fortement polarisées, l’existence de ressources naturelles et d’une large proportion de jeunes hommes sans emploi accroît davantage les risques de conflit. La région MENA de l’après Printemps arabe semble être au bord du chaos.

Le 26 Octobre 2015
SOURCE WEB Par L’opinion

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