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Fès accueille la Conférence internationale pour le dialogue des cultures et des religi

Fès accueille la Conférence internationale pour le dialogue des cultures et des religi

 

Entretien avec Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie : «Sans dialogue soutenu et sans compréhension de l’autre, la planète est condamnée à d’incessants affrontements»

 «Quand je suis à Fès, jumelée avec Saint-Louis du Sénégal où j’ai grandi et où je me suis rendu à plusieurs reprises, nous déclare Abdou Diouf, je me sens un peu chez moi.» À travers ce ressenti, c’est tout un hommage rendu à la ville de Fès qui accueille, dès aujourd’hui et pour deux jours, la Conférence internationale pour le dialogue des cultures et des religions organisé en partenariat avec l’Organisation internationale de la francophonie, l’UNESCO et l’ISESCO, avec l’appui de l’Association de Fès-Saïss.

La ville de Fès ouvre ses portes en droit fil de sa tradition d’ouverture qui permit notamment au Pape Gerbert d’Aurillac d’y étudier (Xe siècle) et au médecin et philosophe juif Maimonide d’enseigner à l’Université de la Qaraouiyine. Depuis, et malgré les vicissitudes de l‘histoire, comme le souligne Mohammed Kabbaj, président de l’association de Fès-Saïss, «cette ville, qui a gardé son âme, reste une ville de paix et de spiritualité, toujours à la recherche de langages communs comme celui de la musique sacrée dont le festival fête, en 2014, ses vingt années d’existence».

À l’issue de la Conférence, l’Appel de Fès sera donc très attendu. Les thèmes portant sur «la recomposition des relations internationales et le dialogue des cultures et des religions», «le dialogue des cultures et des religions à l’épreuve des faits et des événements dans la région», «droits de l’Homme, pluralisme religieux, liberté d’exercice de culte et liberté de conscience» augurent, quant à eux, des interventions et des débats intenses et de hautes factures, au vu de la qualité des intervenants. La Conférence sera ouverte par un Message royal et par un invité de marque et ami du Maroc, Abdou Diouf, qui présida longtemps aux destinées du Sénégal en tant que Premier ministre de 1970 à 1981 et Président de la République de 1981 à 2000. Élu secrétaire général de la Francophonie depuis octobre 2002, il présidera Le XVe Sommet de la francophonie qui se tiendra en 2014 à Dakar.

Le Matin : Lors d’une conférence-débat devant les membres de l’association Foi et Cultures qui s’est tenue en décembre 2012, vous aviez rappelé des propos d’Albert Camus qui prennent une acuité particulière aujourd’hui : «Chaque génération se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse». Au vu d’une actualité porteuse de conflits et de violence, n’avez-vous pas l’impression que notre monde s’est déjà défait et que l’on assiste «à une recomposition» des relations internationales ?
Abdou Diouf : Qui oserait nier que nous sommes parvenus à la fin d’une époque ? Le processus de changement est lancé, les relations internationales sont en train de changer, de nouvelles puissances émergent et les rapports de force évoluent. Ce qui ne signifie pas que les problèmes que nous connaissons trouvent toujours des solutions. De conférence en conférence, de déclaration en déclaration, les réalités tragiques du monde actuel sont toujours énoncées sans que des progrès significatifs voient le jour. Il n’est qu’à voir le retard pris dans la déclaration des Objectifs du millénaire pour le développement, mise en place par les Nations unies, ou encore la difficulté à parvenir, au niveau mondial, à des accords contraignants pour la sauvegarde de la planète.

À l’occasion de cette allocution que vous mentionnez, j’ai également précisé que notre génération, et surtout celles qui suivront, est vouée à «refaire» le monde pour l’adapter aux réalités et aux problématiques d’aujourd’hui. Ce qui implique d’abord de changer profondément les relations internationales et notamment de donner la priorité à l’intérêt général plutôt qu’aux intérêts privés, comprendre que le multilatéralisme n’est plus une option politique, mais une nécessité absolue, obtenir une réforme des institutions internationales et de l’ONU pour plus de représentativité, de légitimité, de cohérence, de coordination et d’efficacité. La réussite des puissances émergentes est un exemple pour beaucoup d’autres pays en développement, et quand on regarde les taux de croissance actuels en Afrique, face à un Occident encore frappé par les conséquences de la crise économique de 2007, on peut prédire que le point de gravité du monde pourrait basculer, mais à condition, je veux le souligner, que les progrès sociétaux suivent et qu’une gouvernance publique équitable soit assurée.


L’unité du monde dans l’équilibre de la diversité Dans une mondialisation qui s’affirme et dans un monde devenu village planétaire, quelle place faut-il accorder au dialogue des cultures et des religions ?

Une place essentielle. La diversité culturelle et le dialogue des civilisations cesseront de n’être qu’un slogan lorsqu’on aura enfin compris que nous n’avons pas d’autre choix que de vivre ensemble, de résoudre ensemble des problèmes qui transcendent les frontières de l’État-nation et de décider tous ensemble de notre avenir commun. La mondialisation, tant redoutée à juste titre, peut se révéler positive pour tous les peuples du monde. Elle signifie une augmentation des échanges, une plus grande circulation des biens et des personnes, ce qui est très positif. Cependant, nous constatons aussi, et je dirais surtout, ses dérives : une mondialisation inéquitable, qui confine une majorité de gens dans la pauvreté, qui permet aux plus forts de triompher sur les plus faibles. La Francophonie est en faveur d’une mondialisation organisée, tempérée par l’esprit de solidarité, avec des règles du jeu édictées par la communauté internationale et l’existence d’un équilibre entre plusieurs ensembles établis sur des bases régionales, culturelles, linguistiques, économiques ou politiques. L’unité du monde oui, mais dans l’équilibre et la diversité, pas dans l’uniformité. Les événements des dernières années et des derniers mois montrent à quel point le dialogue entre les cultures et les religions est un des paramètres les plus importants pour assurer une stabilité de la planète. Sans un dialogue soutenu et sans une compréhension de l’autre, la planète est condamnée à d’incessants affrontements. Car la diversité culturelle, comme la diversité religieuse, est source d’équilibre, de compréhension et donc de richesse, condition sine qua non pour assurer la paix et la sécurité du monde. Un tel dialogue est d’autant plus important et salvateur qu’il se fonde sur l’égalité entre les nations et les peuples, et qu’il implique tolérance, démocratie, citoyenneté pleine et justice sociale.

Dans ce monde marqué par les pertes de repère, les replis identitaires et religieux, la violence des uns et des autres, comment instaurer ce dialogue ? 

Je constate malheureusement que le dialogue des cultures ne va pas de soi. C’est une démarche qui nécessite beaucoup de pédagogie et de persuasion. C’est un processus qui s’inscrit dans le temps et qui se construit par étape. Je suis convaincu que ce qui menace avant tout le monde actuel est une uniformisation des discours et des pratiques, des produits et des œuvres, et donc finalement des esprits. C’est en ce sens qu’un monde unipolaire et unilingue va à l’encontre de cette démarche d’intercompréhension. C’est pourquoi nous sommes si attachés à défendre la diversité des langues et des cultures. Nous en avons fait le thème principal d’un sommet des chefs d’État et de gouvernement (au Liban, en 2002) ; nous avons été très actifs dans l’adoption de la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Le monde a besoin d’identités plurielles, positives et ouvertes. Le combat pour la diversité culturelle est un combat pour le pluralisme, pour la démocratie et pour la liberté. Nous voulons un monde solidaire, parce que riche de ses différences. La Francophonie est favorable à l’existence de grands ensembles linguistiques et culturels, espaces de cultures et de solidarité qui dialoguent ensemble. Nous sommes engagés dans une coopération avec les hispanophones, les lusophones, les anglophones et, bien sûr, avec les arabophones. Cette rencontre de Fès en est un bon exemple, puisque nous l’organisons notamment avec l’ISESCO (Organisation islamique pour l'éducation, les sciences et la culture). Avec L'Organisation arabe pour l'éducation, la culture et les sciences (ALESCO), nous menons différents projets de coopération dont les Prix de traduction Ibn Khaldoun et Léopold Sédar Senghor en sciences humaines, du français vers l’arabe et de l’arabe vers le français. Je voudrais préciser que, alors que l’Europe du Nord manifeste une tendance lourde au tout anglais, l’aire géographique euro-méditerranéenne pratique un plurilinguisme vivace qui reflète son histoire et sa diversité. Il ne s’agit pas seulement des langues latines : la Rive-Sud de la Méditerranée pratique largement la cohabitation du français, de l’arabe et du berbère. Plus loin, le français côtoie les langues africaines et/ou créoles. Je pense à cet excellent ouvrage de l’historien Fernand Braudel, spécialiste de la Méditerranée, qui nous rappelle que c’est aux latitudes de cette mer médiane que sont nées et se sont développées les grandes civilisations qui avaient la particularité d’être des civilisations ouvertes sur le monde et qui ont jeté les bases du dialogue des cultures.

Veiller à la protection des droits et des libertés

Avec les changements apportés par le Printemps arabe, quelle analyse faites-vous des «opportunités ou contraintes» de ce dialogue ?

J’ai, comme d’autres, été interpellé par l’émergence soudaine des mouvements populaires dans certains pays arabes en 2011, en particulier dans deux États membres de la Francophonie, la Tunisie et l’Égypte. Les processus de transition politique qui s’en sont suivis, on le voit, sont extrêmement fragiles et source de préoccupations comme en Tunisie et en Égypte. Même si l’enracinement de la démocratie prend du temps, il demeure que les dirigeants de ces pays ont la responsabilité de prendre les mesures nécessaires à la réalisation des aspirations légitimes portées par leur peuple à travers les mouvements populaires de 2011. C’est pourquoi il nous faut, à la fois, poursuivre notre appui à ces processus tout en restant extrêmement vigilants, en particulier à l’égard de la protection des droits et des libertés. Les peuples arabes ont su se mobiliser, parfois au péril de leur vie, pour que tombent les régimes autoritaires. Si on ne répond pas à leurs aspirations de manière satisfaisante, le risque est grand de les voir à nouveau réagir.

L’appel de Fès : du discours à l’action

Après Kairouan, la Conférence internationale pour le dialogue des cultures et des religions se tient à Fès, inscrite au Patrimoine de l'humanité par l'UNESCO en 1976, où se déroule chaque année le Festival de la musique sacrée, où l’une des plus anciennes synagogues a été restaurée récemment et où chaque année se rendent des milliers de Sénégalais pour visiter le tombeau de Sid Ahmed Tijani. Un mot M. le secrétaire général sur le lieu où se tient cette conférence ?

Vous connaissez certainement l’attachement que je porte à votre pays. Les Sénégalais et les Marocains partagent des liens d’amitié très forts, tissés depuis très longtemps. Je suis allé à Fès à plusieurs reprises et je m’y rends toujours avec beaucoup de plaisir. Fès est d’ailleurs jumelée avec Saint-Louis du Sénégal, ville où j’ai grandi, et beaucoup de Marocains installés au Sénégal sont originaires de Fès. Quand je suis à Fès, je me sens donc un peu chez moi.

Le Maroc, comme le Sénégal au moment où vous étiez Président de la République du Sénégal, a accueilli le Pape Jean Paul II. Quel souvenir gardez-vous de cette visite du représentant des catholiques en terre d’Islam ?

J’ai eu l’immense privilège, en tant que Chef d’État, de l’accueillir, chez moi, au Sénégal, en 1992. Ce fut aussi un séjour dont la haute portée symbolique n’échappa à personne. Dans ce pays dont la majorité des citoyens est de religion musulmane, le Pape est allé à la rencontre des catholiques qui espéraient et attendaient sa venue depuis longtemps, mais aussi de l’immense majorité du peuple, tout en donnant un exemple vivant de partage d’un espace d’unité et de diversité avec l’ensemble des Sénégalais. Et comment ne pas rappeler cet autre moment d’intense émotion, lorsque, sur l’île de Gorée, précisément à la Maison des esclaves, devant la porte dite du voyage sans retour, le Pape, s’adressant au monde entier, s’exprima ainsi sur la douloureuse tragédie de la traite négrière : «Pardon pour l’holocauste oublié» ? C’était vraiment un moment d’une beauté intense.

Que peut-on (que doit-on) attendre de cette conférence de Fès ?

L’objectif premier de cette rencontre est d’abord de sensibiliser l’opinion publique internationale à la nécessité de raffermir le dialogue des cultures et des religions sur des bases claires, saines et sereines à un moment de troubles et de pertes de références et de repères. Cette sensibilisation se fera notamment à travers l’Appel de Fès. La rencontre va consacrer un moment important à l’examen et à l’élaboration d’un cadre d’action, car nous souhaitons passer du discours à l’action. Ce cadre reposera sur des actions dans le domaine de l’éducation, la création culturelle et le rôle des médias. Nous fondons énormément d’espoirs sur la mobilisation et l’action de la jeunesse. À ce titre, nous avons organisé, en amont de la conférence, un débat au sein de notre espace qui a mobilisé des centaines de jeunes qui ont fait des propositions constructives et ouvert des pistes d’action originales.

Médias, éducation, institutions religieuses : quel rôle dans le dialogue culturel et religieux ?

Leur rôle est capital. Les médias, passeurs de ce dialogue, ont la responsabilité d’informer et d’éclairer les lecteurs ou téléspectateurs, non plus considérés comme des consommateurs, mais comme des citoyens d’un pays, d’une région et, plus largement, du monde. Donner à voir au téléspectateur ou au lecteur ce qu’il veut voir, certes, mais aussi ce qu’il doit voir, lui faire comprendre les grands enjeux internationaux, lui donner à voir la diversité culturelle du monde, lui permettre d’ouvrir de nouvelles fenêtres sur la réalité de l’Autre au moment où tant de préjugés, tant d’idées reçues viennent nourrir l’incompréhension et attiser les tensions entre les êtres tant au plan local qu’international. Je suis un fervent partisan d’une presse libre. Mais cette liberté impose également des obligations pour celles et ceux qui sont les porteurs de messages. Dans le contexte actuel, il est indispensable que les journalistes soient pleinement responsables.

Le rôle de l’éducation ?

L’éducation est, selon moi, le meilleur remède à l’obscurantisme. Elle est et doit rester au cœur de nos interventions. Je crois que les problèmes que connait aujourd’hui la planète se régleront en grande partie grâce à une éducation inclusive de tous les enfants. On constate que les États qui ont fait le pari de l’éducation sont, en règle générale, dans des positions bien plus confortables que ceux qui ont négligé cette dimension essentielle de la construction de leur bien-être, mais aussi, et surtout, de leur avenir. 

L’éducation offre les connaissances, accroît la culture et offre des armes de résistance contre les aléas d’un monde qui vacille parfois dans ses fondamentaux. Elle est, enfin, le moyen le plus sûr pour connaître l’Autre, d’aller à la rencontre de l’Autre et d'éviter ce que d’aucuns appellent le choc des civilisations, mais qui est en vérité un choc des ignorances.

Le rôle des institutions religieuses ?

Elles sont porteuses de messages, et doivent, à ce titre, avoir un comportement exemplaire. Elles ont une responsabilité. Elles doivent être au centre du dialogue, car les problèmes du monde résultent de la méconnaissance des autres. J’aime souvent rappeler ces mots du père Teilhard de Chardin : «tout ce qui monte converge». Toutes les religions peuvent faire des pas ensemble. Quand je dis «aimer Dieu de tout son cœur et son prochain comme soi-même», quelle est la religion qui refuserait cela ? Mais je le rappelle aussi, la religion doit rester dans le domaine social. Il faut que, au-delà de nos différences confessionnelles, nous ayons des valeurs communes et universelles pour vivre ensemble.

 

Publié le : 29 Septembre 2013 –

SOURCE WE Par Farida Moha, LE MATIN

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